À seulement quelques kilomètres du tumulte de Mexico, le lac de Xochimilco déploie ses canaux tranquilles, ses trajineras colorées et ses chinampas ancestrales. Ce vestige lacustre préhispanique, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1987, constitue bien plus qu’une simple attraction touristique : c’est une relique vivante de la civilisation mésoaméricaine, un sanctuaire écologique menacé, et un miroir de la résilience culturelle mexicaine.
Un héritage hydrologique millénaire
Des origines volcaniques à l’ingéniosité aztèque
Le lac de Xochimilco est le dernier témoin d’un système lacustre complexe qui recouvrait jadis la vallée de Mexico. Son existence résulte d’une géologie particulière et d’une adaptation remarquable des peuples mésoaméricains. Il y a environ 2 000 ans, les Aztèques ont transformé ces marécages en un système agricole sans égal : les chinampas. Ces jardins flottants, fabriqués avec du limon, des joncs et des pieux d’arbres, permettaient une agriculture intensive sur des terres immergées, tout en maintenant un équilibre écologique subtil. Ce génie hydraulique permit à Tenochtitlán, capitale aztèque, de prospérer dans un environnement aquatique aujourd’hui quasi disparu.
Une persistance à travers les siècles
Avec la conquête espagnole, les barrages furent détruits, les chinampas laissées à l’abandon, et l’écosystème bouleversé. Pourtant, certains habitants ont continué à entretenir ces jardins. Aujourd’hui encore, quelques producteurs locaux perpétuent cet héritage, cultivant des fleurs, des légumes et des plantes médicinales au rythme des canaux, préservant ainsi une mémoire agricole et spirituelle propre à la région de Xochimilco.
Les trajineras : barques traditionnelles et emblème flottant
Colorées, festives et décorées à la main, les trajineras incarnent la convivialité mexicaine. Ces embarcations en bois, propulsées à la perche par des bateliers appelés « remeros », offrent une expérience immersive dans l’univers de Xochimilco. Chaque trajinera arbore un nom féminin peint sur sa proue, souvent dédié à une figure familiale ou à une icône locale. La balade sur ces barques est ponctuée de rencontres : musiciens de mariachis, vendeurs ambulants, conteurs, et parfois même poètes improvisés viennent animer les eaux calmes de ce labyrinthe végétal.
Le jeudi, loin de l’agitation du week-end, les canaux offrent une ambiance plus apaisée, propice à la contemplation. Loin d’être une simple activité touristique, voguer sur une trajinera, c’est renouer avec une tradition sociale qui remonte aux rituels lacustres de l’époque précolombienne.
L’île aux poupées : entre mythe et malaise
La Isla de las Muñecas (Île des Poupées) est sans doute l’endroit le plus énigmatique du lac. Suspendues aux arbres et aux murs, des centaines de poupées usées, parfois mutilées, offrent un spectacle troublant. La légende raconte qu’un ermite, Julián Santana Barrera, aurait découvert le corps noyé d’une fillette dans les canaux. Peu après, il trouva une poupée flottant à proximité et la suspendit à un arbre pour apaiser l’esprit de l’enfant. Obsédé, il continua pendant cinquante ans à accrocher d’autres poupées, persuadé d’être hanté.
Lieu de fascination macabre, l’île interroge notre rapport à la mémoire, au deuil et à la superstition. Elle attire aujourd’hui autant les amateurs de paranormal que les curieux en quête d’authenticité.
Une biodiversité en péril : le trésor écologique de Xochimilco
L’axolotl, icône biologique menacée

Espèce endémique du lac, l’axolotl (Ambystoma mexicanum) est un amphibien unique capable de régénérer ses membres et de rester à l’état larvaire toute sa vie. Utilisé jadis dans la pharmacopée aztèque, il est aujourd’hui en danger critique d’extinction à cause de la pollution, de la disparition de son habitat et de l’introduction d’espèces prédatrices comme la carpe et la perche.
Des chercheurs de l’UNAM et de l’Institut de Biologie mènent actuellement des projets de reproduction en captivité et de réintroduction en milieu protégé. Le sort de l’axolotl est devenu un symbole de la fragilité de l’écosystème de Xochimilco et de l’urgence de sa préservation.
Une faune ailée en migration
Le lac est également un site de halte migratoire pour plus de 150 espèces d’oiseaux. On peut y observer des hérons, aigrettes, cormorans, pélicans et buses, attirés par la richesse en poissons et insectes des plans d’eau. Xochimilco est ainsi un poste d’observation privilégié pour les ornithologues amateurs ou chevronnés, notamment à l’aube ou au crépuscule.
Une immersion culturelle et sensorielle
Se promener à Xochimilco, c’est aussi découvrir ses marchés vivants. Le Mercado Madreselva propose des fleurs cultivées localement, des plantes médicinales et des spécialités culinaires telles que les quesadillas au huitlacoche (champignon du maïs) ou le fromage Oaxaca. Sur l’eau, les vendeurs ambulants proposent tacos, elotes, tamales et boissons traditionnelles comme le pulque ou le tepache.
Les bateliers ne manquent pas d’inviter des groupes de musiciens à bord. Au son des guitares, des trompettes et des voix puissantes, la fête se déplace d’une trajinera à l’autre. Ces instants suspendus entre ciel, eau et musique font partie intégrante de l’expérience xochimilcaine.
Tourisme, menaces et résilience
Un équilibre précaire entre accueil et protection
Le tourisme, bien que vital pour l’économie locale, exerce une pression croissante sur le fragile écosystème du lac. La prolifération de trajineras non régulées, le bruit, les déchets flottants et les eaux usées ont contribué à une détérioration significative de la qualité de l’eau. L’UNESCO a même envisagé de retirer Xochimilco de la liste du patrimoine mondial si des mesures urgentes n’étaient pas prises.
Vers un tourisme plus responsable
Heureusement, des initiatives citoyennes et associatives émergent. Des coopératives proposent des circuits écotouristiques guidés, centrés sur l’éducation environnementale. D’autres encouragent la restauration des chinampas selon des méthodes agroécologiques. Certaines ONG locales, comme Chinampa Refugio ou Axolotl Conservation, œuvrent au quotidien pour revitaliser les zones dégradées.
Les visiteurs ont également un rôle à jouer : réserver sa trajinera à l’avance, éviter les périodes de forte affluence, rapporter ses déchets, et choisir des prestataires engagés dans des pratiques durables peuvent faire la différence.
Le lac de Xochimilco est bien plus qu’un simple décor instagrammable ou un souvenir folklorique. C’est une parcelle de mémoire vivante, un laboratoire écologique à ciel ouvert, et un lieu où passé, présent et futur coexistent dans une tension fragile. Le préserver, c’est honorer l’intelligence de ses bâtisseurs, la diversité de son vivant, et la richesse culturelle du Mexique tout entier.